Philippe, 23 ans, n'aurait pour rien au monde manqué d'assister aux Jeux olympiques de Londres. Il conserve de ce voyage à l'étranger de beaux souvenirs, mais également une étrange sensation. Fatigué par un job d'été qui l'a accaparé jusqu'à la dernière minute, anxieux à l'idée de ne pouvoir assister à certaines épreuves dès son arrivée à l'Olympic Stadium, il sort de la station de métro. Il a soudain l'impression d'avoir déjà vu cette jolie volontaire qui lui demande de prendre à droite vers les sites de compétition. Il a également le sentiment de connaître ce gaillard, assis sur une grande chaise d'arbitre, qui s'adresse à la foule avec un mégaphone. Il est gagné par l'impression de savoir à l'avance ce que ce type va lancer au passage de son petit groupe particulièrement bruyant : "Ce n'est pas l'heure de prendre une tasse de thé ! On continue tout droit. On ne crée pas de bouchons. Hé, salut les Français !" Stupéfait, il a le sentiment d'avoir déjà vécu toute la scène, mais il sait bien que c'est impossible.
Ce "déjà-vu" dit normal, qui se produit le plus souvent chez le jeune adulte, plus rarement après 40 ans, est favorisé par la fatigue et le stress. Ce phénomène survient également chez certains patients souffrant d'épilepsie du lobe temporal, comme Maurice, dont les troubles ont débuté en juin dernier. Chez ce pompier de 42 ans, tout commence par une dépression liée à de sérieux différends avec sa hiérarchie et qui lui valent une mise à pied. Sur ce fond dépressif qui dure depuis le début de l'année viennent se greffer depuis cinq mois des épisodes de déjà-vu à répétition. D'une durée d'une minute trente à deux minutes, bien supérieure à celle d'un déjà-vu normal, ils sont particulièrement désagréables car ils s'accompagnent d'angoisse qui laisse place à une sensation de "dépersonnalisation", un sentiment d'irréalité et d'étrangeté par rapport à son propre corps.
ANOMALIE DE L'HIPPOCAMPE
"Le traitement antidépresseur est inefficace et provoque même une exacerbation des épisodes de déjà-vu, souligne le docteur Benjamin Cretin, du département de neurologie des hôpitaux universitaires de Strasbourg. Ces épisodes surviennent par salves de dix ou douze sur deux ou trois jours, avant de reprendreaprès un intervalle de six à huit semaines. Cette symptomatologie est très évocatrice de la rythmicité de crises épileptiques." Hospitalisé pour que l'on procède de jour et de nuit à un électroencéphalogramme (EEG) en continu, ce patient passe une IRM qui révèle une anomalie de l'hippocampe droit associée à une malformation majeure d'une région adjacente, le cortex entorhinal, une structure située sur la face interne du lobe temporal. Le traitement antidépresseur est interrompu et remplacé par un traitement antiépileptique qui soulage très rapidement le patient.
Une sensation particulièrement agréable peut également accompagner le déjà-vu épileptique. C'est ce qui est arrivé cet été à Fabien, 52 ans, ancien militaire parachutiste, paralysé d'un côté et dépressif. "Son épisode de déjà-vu survient alors qu'il roule en voiture, extrêmement contrarié à la suite d'une grave dispute avec son épouse, raconte le docteur Cretin. Il est pris d'une sensation de déjà-vu qui va se poursuivre par une réminiscence, rappel d'un souvenir ancien sous la forme d'une hallucination visuelle. Il va vivre une scène qu'il avait déjà vécue lorsqu'il était jeune militaire. Lors de ce flash-back, il a l'impression d'être à bord d'un avion qu'il pilote et que sa voiture va décoller. C'est une sensation qu'il décrit comme quasi orgasmique, jusqu'à ce que la réalité s'impose à lui, la voiture quittant la route et se retrouvant dans un champ."
L'IRM cérébrale montrera, là aussi, l'existence d'une anomalie morphologique du cortex entorhinal. Comme dans le cas précédent, le diagnostic est celui d'une épilepsie du lobe temporal médian. "Son traitement antidépresseur aggravait sa dépression et le rendait agressif et irritable. De plus, les antidépresseurs sont épileptogènes si l'épilepsie n'est pas traitée", note le neurologue. Mis sous traitement antiépileptique, Fabien ira jusqu'à exprimer "un certain regret de ne plus pouvoir éprouver un tel déjà-vu". Pour lui, cette "extase" appartient déjà au passé.
Ces trois exemples ne sont pas qu'anecdotiques : le déjà-vu est devenu, depuis les années 1990, grâce aux outils modernes des neurosciences, une véritable thématique de recherche à laquelle se consacrent un petit nombre de cliniciens et chercheurs en neuropsychologie, épileptologie, électrophysiologie, neurophysiologie clinique et imagerie cérébrale. Ils se sont réunis récemment à Marseille à l'occasion de la première conférence scientifique entièrement consacrée au phénomène. Elle a rappelé que, comme souvent en neurologie, la pathologie éclaire le fonctionnement normal du cerveau. Il est ainsi possible d'étudier les mécanismes qui sous-tendent le déjà-vu chez les patients qui font des crises d'épilepsie du lobe temporal déclenchées par une "zone épileptogène" du lobe temporal médian. Ces crises sont responsables, chez 20 % de ces patients, de la survenue d'un déjà-vu lors de la phase initiale de la crise. Ils peuvent parfaitement décrire cette étrange sensation, qui s'accompagne souvent d'une impression désagréable au niveau de l'estomac avant que, parfois, ils perdent connaissance.
L'épilepsie du lobe temporal médian peut être traitée par chirurgie, la zone épileptogène nécessitant d'être identifiée lors d'un bilan préchirurgical au cours duquel on stimule les structures du cerveau suspectées au vu des signes cliniques, de l'électroencéphalogramme et de l'IRM. Ces stimulations intracérébrales peuvent elles-mêmes parfois induire un déjà-vu chez des patients qui n'en font pas spontanément pendant leurs crises.
"En 2004 et 2005, notre équipe a montré que la stimulation des cortex rhinaux induit un déjà-vu dans près de 15 % des cas, alors que la stimulation de l'hippocampe ou de l'amygdale ne le provoque que dans environ 5 % des cas, indique le professeur Patrick Chauvel (Inserm, université d'Aix-Marseille). Nous en avions conclu que le déjà-vu était associé à une dysfonction des cortex rhinaux, structures spécifiquement impliquées dans le processus de familiarité, qui permet de savoir qu'on a vu précédemment un visage, une image... Nos plus récents résultats, publiés par le professeur Fabrice Bartolomei, en mars, dans Clinical Neurophysiology, montrent que cette hypothèse, simpliste, était incomplète."
BANDE THÊTA
Lors d'explorations électrophysiologiques avec des électrodes introduites, sous anesthésie, en profondeur dans le cerveau de patients épileptiques, ces chercheurs ont analysé, après réveil du patient, l'activité des structures du lobe temporal médian lors de stimulations du cortex rhinal, qui se situe sous l'hippocampe. Le déjà-vu, lorsqu'il survient par stimulation, "résulte en fait d'interactions complexes entre les cortex rhinaux et l'hippocampe", explique Emmanuel Barbeau (Centre de recherche cerveau et cognition, CNRS, université de Toulouse). Ce neuropsychologue ajoute que ce réseau fonctionne dans une certaine bande de fréquence, appelée bande thêta, qui correspond à un rythme de l'EEG témoignant de la mise en jeu d'un processus de rappel d'informations liées à un événement passé (recollection).
Ces résultats ont conduit les chercheurs à formuler une nouvelle hypothèse : "C'est l'activation, dans la bande thêta, d'un réseau né de la synchronisation entre plusieurs structures du lobe temporal médian qui forcerait l'hippocampe à s'engager dans un processus de recollection", résume Emmanuel Barbeau. Or, toute opération de recollection ne peut se dérouler sans que nous nous déconnections un bref instant du monde extérieur. Ne pouvant être à la fois tourné vers le monde intérieur et vers le monde extérieur, l'hippocampe ne peut participer en même temps à un processus de recollection (recherche d'informations liées au contexte d'un événement passé) et à un processus d'encodage (traitement d'une situation en cours). Lors du déjà-vu, l'hippocampe serait uniquement occupé à réaliser une recollection sans rappel possible de contenu. Cela entraînerait un état de conscience tourné vers soi-même et donc une modification de notre rapport au monde extérieur. D'où cette dichotomie entre le fait qu'objectivement la situation soit nouvelle alors que subjectivement elle apparaît comme déjà vue ou déjà vécue, car associée dans le même temps à un processus de recollection incongru. "Le déjà-vu serait donc un phénomène de recollection sans contenu", explique M. Barbeau.
Selon le professeur Chauvel, la stimulation intracérébrale, comme sans doute la crise épileptique spontanée, aurait pour conséquence de synchroiser les structures du lobe temporal médian. "Encodage et recollection ne feraient plus qu'un. Il n'y aurait plus ce décalage temporel d'une centaine de millisecondes que l'on observe normalement entre la cognition de l'instant présent et la recollection de l'instant passé, avec pour conséquence une synchronisation du tout dans un "souvenir du présent". Selon moi, c'est cette synchronie qui explique le déjà-vu", indique le neurologue.
LOIN DU PARANORMAL
Tout se passerait donc comme si la formation du souvenir ne se produisait pas après la perception de la scène mais en même temps, le moment présent apparaissant à la fois comme perception et souvenir. Comme si notre cerveau décidait, pendant quelques secondes, de nous faire percevoir le monde à un temps improbable que l'on pourrait appeler l'imparfait du présent ! On est loin des explications faisant appel au paranormal, de l'existence de vies antérieures à la réincarnation, qui fleurissaient à la fin du XIXe siècle et que certains esprits farfelus s'évertuent encore à diffuser aujourd'hui.
Parue en mars dans la revue Cortex, une étude tchèque a cherché à déterminer, en utilisant l'IRM cérébrale anatomique en 3D, si des différences morphologiques existaient chez des individus d'un âge moyen de 25 ans (ne présentant pas de trouble neurologique ou psychiatrique) entre ceux présentant des sensations de déjà-vu (87 sujets) et ceux n'en ayant jamais éprouvé (26 sujets). L'analyse révèle l'existence d'une réduction significative du volume de substance grise (cortex) chez les sujets ayant des expériences de déjà-vu. Les anomalies structurales les plus notables concernent notamment l'hippocampe et les cortex entorhinal et périrhinal, structures du lobe temporal médian qui jouent un rôle majeur dans le déjà-vu induit par stimulation chez le patient épileptique. "Dans ces régions, le volume de matière grise est inversement corrélé à la fréquence du déjà-vu chez ces sujets normaux. Il est particulièrement réduit chez ceux qui font des déjà-vu le plus souvent", indique le neurologue Milan Brazdil (université de Brno, République tchèque). Reste à savoir si le déjà-vu normal a pour origine de minimes anomalies épileptiques, une hypothèse formulée dès 1955 mais qu'aucune donnée récente ne vient étayer. Des études supplémentaires sont nécessaires pour valider ces résultats surprenants.
Saura-t-on jamais si c'est une crise épileptique a minima qui provoque une sensation de déjà-vu chez un individu normal ? Pourra-t-on un jour savoir s'il se produit, comme lors d'une stimulation intracérébrale chez l'épileptique, une synchronisation de structures interconnectées du lobe temporal médian forçant l'hippocampe à opérer un processus de recollection qui tourne à vide ? Pour cela, indique Emmanuel Barbeau, "il faudrait qu'un sujet sain, chez lequel on enregistrerait son EEG lors d'une expérience en laboratoire, fasse par le plus incroyable des hasards un déjà-vu à ce moment-là, ce qui permettrait d'analyser en détail son activité électrique cérébrale". Autant dire que cela serait du jamais-vu.